6 nov. 2025

La protection internationale des marques de commerce (Volet II)

Atteintes aux marques dans l’environnement numérique

En 2023, la Maison de luxe française Hermès remportait un procès engagé pour atteinte aux marques devant le Tribunal fédéral de New York contre Mason Rothschild. L’artiste américain avait, en 2021, lancé une collection de 100 sacs virtuels conçus par NFTs[1], qu’il vendait dans le « métavers » sous le nom MetaBirkins à un prix proche des produits originaux.

Ces biens virtuels imitaient la forme et la marque du célèbre sac « Birkin » de la maison Hermès. Relevons que le jury n’a pas été convaincu par les arguments tirés de notamment de la démarche artistique et a fait prévaloir le droit des marques eu égard à l’aspect mercantile de l’opération, condamnant l’artiste numérique à des dommages et intérêts et à cesser de vendre ses « Metabirkins ».

Ce cas illustre le fait qu’il est indispensable pour les titulaires de marques déposées de comprendre les mutations de l’environnement numérique et de rester attentifs à leur protection internationale pour lutter contre les risques d’atteinte parasitaire à leur rayonnement et de dilution de leur caractère distinctif. Notre premier volet thématique (publié sur ce blog et sur le site de l'ASFE) expliquait comment protéger les marques à l’international (dépôt, extension…). Celui-ci aborde certains des enjeux juridiques de défense en cas d’atteinte transnationale à des marques dans l’environnement numérique.

Actualité et réalité des atteintes transnationales aux marques sur Internet

La mondialisation des échanges et la dématérialisation des services et des biens rend les atteintes « transnationales » aux marques sur Internet plus fréquentes et protéiformes.

Plateformes d’e-commerce, publicité ciblée, réseaux sociaux, etc., permettent la copie et la diffusion à l’échelle du réseau mondial Internet des signes distinctifs protégés.

Un seul acte (mise en ligne, utilisation d’un hashtag…) suffit à produire ses effets et porter atteinte d’un clic à une marque dans un grand nombre d’États à la fois, voire à l’échelle de la planète. Ceci donne une impression d’ubiquité et d’instantanéité des atteintes et des dommages en résultant. Or, on l’a vu dans le volet I, les marques et leurs atteintes demeurent « territoriales » : la violation du titre de propriété intellectuelle n’existe que là où le signe est protégé et exploité (principe de territorialité).

Dans ces conditions, les opérateurs peuvent parfois éprouver le sentiment d’un combat déséquilibré ou douteux entre un « monde réel » où les lois nationales continueraient de s’imposer aux individus et aux entreprises au sein de frontières des Etats et un « univers virtuel » et dérégulé (parfois métaphoriquement nommé « métavers ») qui échapperait aux lois et à l’espace souverains de ces mêmes Etats.

Mais l’affaire Hermès vs. Mason Rothschild évoquée en introduction montre que les tribunaux, lorsqu’ils sont saisis d’atteintes du fait de l’usage commercial et de l’imitation ou de la copie de marques déposées continuent d’appliquer des principes de droit « classiques » pour prévenir ou réprimer les actes parasitaires ou de contrefaçon qui leur sont soumis, et ce où que leurs auteurs se trouvent sur le globe, de sorte que, pour ainsi dire, « force reste à la loi ».

Résolution d’un cas pratique en droit des marques international

L’hypothèse[2] : une société établie dans une péninsule asiatique a déposé un nom de domaine Glamoorly.com, nom qui correspond à l’adresse d’un site de vente de produits de beauté destinés à un large public féminin. Les offres y sont présentées en malaisien, mandarin, coréen, anglais, allemand, espagnol et français. Les produits peuvent y être achetés en ligne par tout un chacun et en plusieurs monnaies, dont l’euro. Leur livraison est assurée en Asie, en Amérique du Nord et dans divers pays européens, dont la France.

Une « marque d’usage »[3] Glamoorly figure sur ce site en lien avec ces produits et elle consiste, outre ce nom (Glamoor + ly), en un logo de dauphin sous un arc en ciel rose et bleu évoquant des lèvres féminines. Le nom de domaine glamoorly.com a été déposé en 2017 mais les archives du Net montrent que l’exploitation du site n’a débuté qu’en 2022.

Un entrepreneur vous appelle. Il a créé Glamoor en 2015, une SARL basée à Lyon, qui vend depuis des produits cosmétiques destiné aux femmes. Elle a enregistré deux marques Glamoor : marque française en 2018 et marque de l’Union Européenne (MUE) en 2020. La seconde (marque « semi-figurative ») intègre un logo aux tons rose et cobalt figurant un poisson sortant d’une vague et évoquant un sourire de femme. Ses produits sont vendus en boutique et en ligne depuis 2017 sur le site Glamoor.com. Du fait de sa forte croissance, il envisage de poursuivre le développement de son offre aux Etats-Unis, au Canada et en Asie.

Mais le site qu’il vient de découvrir à travers une publicité visant la France inquiète votre interlocuteur. Il aimerait que son concurrent malaisien cesse de tirer profit d’une confusion avec ses produits et ses marques Glamoor, connus aussi bien en France qu’à l’étranger. Mais a-t-il des chances d’obtenir des mesures de cessation ou de restriction, voire une réparation ? Ne risque-t-il pas y de perdre son argent dans une action coûteuse et délicate alors que ses signes sont déjà utilisés depuis plusieurs années sur des territoires où Glamoor n’est pas encore active ? Peut-il faire valoir ses titres pour s’opposer dans les pays où ses marques sont protégées à l’utilisation de signes similaires liés à la vente de produits identiques ou très similaires ?

Qu’allez-vous dire à cet entrepreneur pour le conseiller sur la défense de ses marques ?

Premier réflexe, le bon : vérifier le Code de la Propriété Intellectuelle et la jurisprudence. La réponse est claire. L’utilisation, liée des produits identiques ou similaires, de signes similaires à des marques enregistrés dans un but commercial est une contrefaçon en droit français, dès lorsqu’elle entraîne un « risque de confusion » dans l’esprit du public (article L. 713-2-2° CPI).

L’imitation et l’usage de marques enregistrées, dès lors qu’elle entraîne un tel risque « incluant le risque d’association du signe avec la marque », est strictement interdite. Les jurisprudences française et européenne considèrent que ce risque s’apprécie d’après la perception d’un consommateur moyennement attentif qui n’a pas les deux signes en même temps sous les yeux.

L’élément distinctif dominant de la marque enregistrée (imitée ou reproduite) est prépondérant dans l’appréciation. Selon la jurisprudence, les petites différences (une adjonction insignifiante comme « ly » par exemple) ou les extensions de noms de domaine (« .fr », « .com », etc.) ne modifiant pas l’appréciation globale du risque de confusion. Les signes étant ici très similaires et les produits identiques ou fortement similaires, l’affaire paraît entendue : en droit français et européen, un risque de confusion semble pouvoir être établi, d’autant que les logos de la marque semi-figurative Glamoor et de la « marque d’usage » Glamoorly se ressemblent visuellement (forme, coloris, évocations).

L’action en contrefaçon paraît à portée de main. Vous vous apprêtez à conseiller à votre entrepreneur de faire établir un constat en ligne du contenu du site et des publicités sans plus tarder. Une dernière vérification : oui, les marques jouissent bien d’une antériorité, car si Glamoorly.com a été enregistré en 2017, seule une exploitation effective (qui a débuté en 2022) compte dans l’appréciation. Or, les marques ont été enregistrées plus tôt. Mais un doute vous assaille : les droits français et européens pourront-ils s’appliquer aux atteintes et le juge français sera-t-il compétent pour statuer sur les demandes dans le cadre d’une action contrefaçon à l’encontre de l’exploitant identifié du site marchand ?

L’application des « règles de conflits de lois » et de compétence internationale : loi du lieu de protection et notion de « public ciblé »

Principe : le litige doit être résolu selon la loi du pays pour lequel la protection de la marque est revendiquée (règle de conflit de lois consacrée par l’article 8 du Règlement (CE) n°864/2007 « Rome II »). Où que soit localisé l’auteur de l’atteinte, la contrefaçon d’une marque française relèvera de la loi française, celle d’une marque américaine du droit américain (Lanham Act), celle d’une marque de l’UE du droit européen (Règlement (UE) 2017/1001), etc. On constate que cette règle aboutit à une pluralité de droits applicables en cas d’atteinte (par définition transnationale) à une marque sur Internet : chaque juge saisi exigera d’apprécier l’action soumise selon le droit de son propre Etat. Cela arrangeait notre entrepreneur lyonnais, mais est-ce si sûr ?

Le correctif jurisprudentiel du « public ciblé ». La jurisprudence européenne a affiné l’analyse de cette règle pour l’adapter à l’Internet : ainsi, la simple accessibilité d’un site depuis le territoire couvert par la marque ne suffit pas à caractériser l’acte d’atteinte à la marque sur ce territoire nécessaire pour rendre la loi applicable. Il faut des indices matériels prouvant que l’offre de vente ou la publicité est effectivement destinée aux consommateurs de ce territoire. Parmi les indices de « ciblage » pris en compte par les juges français et de l’UE, on citera : la référence explicite au public du pays ou de l’Etat membre dans les offres ou les publicités, le libellé des prix en monnaie du pays ou de la zone ciblée, la langue, les lieux de livraison desservis, etc.

Ainsi, quelle que soit la localisation de l’exploitant du sitedès lors qu’il cible le public d’un pays (i.e. même si le site est localisé en dehors), la contrefaçon d’une marque sera soumise au droit du pays de protection. A l’inverse, si des signes contrefont une marque mais que le public du pays de protection n’est pas visé par le site, le droit de ce pays ou de cette zone géographique ne s’appliquera pas. Un examen préalable et concret au cas par cas est indispensable.

Dans notre cas, deux indices démontrent que les publics européen et français sont délibérément visés par le site Glamoorly.com : les produits vendus en ligne sont décrits en plusieurs langues européennes, y compris le français ; les prix sont aussi libellés en euros ; ils peuvent être livrés dans plusieurs pays de l’UE dont la France ; enfin, des publicités ciblées visent même le public français. Les droits européen et français devraient donc pouvoir être appliqués respectivement aux atteintes à la MUE et la marque française. Si toutefois l’offre n’avait été rédigée qu’en anglais, en monnaie locale ou en dollars et si aucune livraison n’était assurée au sein de l’UE et en France, l’appréciation eût été bien différente.

Compétence des tribunaux. Le critère du public ciblé détermine aussi cette question. Pour qu’un juge français ou de l’Union européenne puisse statuer sur une atteinte à des marques française et de l’UE commise sur Internet par un site marchand situé hors UE, il faut qu’il cible le public français et/ou de l’Union européenne (indices cités plus haut) et que les dommages liés se matérialisent sur le territoire français ou de l’UE (ce sera le cas si ces marques sont exploitées dans ces territoires). Dans notre exemple, nous en conclurons que la société Glamoor pourrait saisir un juge français de ses demandes. Vous l’aviserez de se pourvoir devant le Tribunal judiciaire de Paris, seule juridiction compétente en France pour statuer sur une MUE. La question des difficultés d’exécution de la décision obtenue restera entière, toutefois.

CONCLUSION

Outre les actions judiciaires « classiques » évoquées plus haut, les règlements alternatifs que sont l’arbitrage et la médiation proposés par des organismes internationaux tels que l’OMPI, l’EUIPO et d’autres offices régionaux, peuvent offrir une alternative plus rapide, moins coûteuse (ex : procédure UDRP pour les noms de domaine) et plus simple que l’obtention d’un jugement de condamnation en contrefaçon, qu’il faudra ensuite signifier et faire exécuter contre l’opérateur établi à l’étranger.

Prévenir reste donc la visée première. La mise en place d’une surveillance des marques et la formalisation de clauses (droit applicable et « élection de for ») dans les contrats internationaux (licence, partenariat, etc.) est un premier niveau de prévisibilité en cas de litiges. Mais agir et assurer une défense (judiciaire ou extra-judiciaire) des marques reste indispensable en cas d’atteintes avérées. Compte tenu de la complexité de tels litiges, nous ne saurions trop vous conseiller de vous faire assister à cet effet par un expert qualifié.

Maître Guillaume LE LU
Avocat en droit de la propriété intellectuelle et des technologies numériques

[1] Non-Fongible Tokens : fichiers numériques auxquels sont attachés le certificat d’authenticité numérique qui permet d’identifier ces sacs virtuels comme des objets uniques.

[2] L’exemple est fictif : vous pouvez vérifier, les deux sites Internet cités n’existent pas… du moins à ce jour.

[3] Une « marque d’usage » est une marque non-enregistrée. En France, une telle marque ne constitue pas un titre de propriété intellectuelle opposable aux tiers, car seul l’enregistrement le confère (article L. 713-1 CPI), sauf régime de protection particulier (sans titre) de la marque dite « notoire » (article L. 713-5 CPI).

13 juin 2025

 

La protection internationale des marques de commerce (Volet I)


En 2016, Apple perdait à Pékin un procès en appel contre une modeste entreprise locale qui accolait IPHONE sur des produits de maroquinerie (parmi lesquels des étuis en cuir pour téléphones portables), une marque déposée en Chine par l’entreprise chinoise en 2007, l’année du lancement de la commercialisation mondiale du célèbre « iPhone ». Apple échouait ainsi à faire respecter une marque emblématique malgré l’antériorité de son dépôt en Chine (2002). Ce pays a valu bien d’autres déboires à la multinationale cofondée par Steve Jobs. Même si d’autres facteurs peuvent aussi expliquer un faible engouement du public chinois et la modeste part de marché dont jouissent les produits d’Apple sur ce territoire, l’exemple illustre la nécessité – pour les entreprises désireuses d’exporter leurs produits ou services voire de s’implanter à l’étranger – de se pencher sérieusement sur la question de la protection internationale des marques.

Qu’est-ce que le « principe de territorialité » ?

Les droits de propriété intellectuelle ont un caractère territorial. Une marque est un bien immatériel. Par définition, il peut être présent partout à la fois ou se diffuser hors frontières (ubiquité). Il suffit de songer à une plateforme de « e-commerce » agrégeant des quantités d’offres de produits de marque et permettant leur achat en ligne par des millions d’internautes pour se représenter un tel « don ». Mais le droit sur les marques reste quant à lui territorial, car il est nécessaire qu’une loi nationale les définisse et fixe souverainement le régime de leur protection. D’où un principe de territorialité, qui signifie qu’une marque ne fait l’objet d’une protection (c’est-à-dire d’un monopole) que dans les limites du territoire du pays où celle-ci a été enregistrée[1].

Ainsi, par exemple, une marque déposée par une entreprise à l’INPI (marque française) ne lui confère une exclusivité que sur le territoire français. Un concurrent pourra donc utiliser librement un signe distinctif identique ou similaire dans un pays où cette marque n’est pas encore protégée, sans encourir la sanction de la contrefaçon, même si le signe désigne des produits ou services identiques ou similaires[2].

Pourquoi protéger ses marques à l’international ?

Ceci rend nécessaire de choisir une stratégie destinée à protéger ses marques et logos à l’international et ainsi limiter les risques d’appropriation des mêmes signes distinctifs par des tiers, de « dépôts parasites », de dilution ou dégénérescence de la marque, faits qui portent atteinte aux fonctions essentielles de la marque et à son caractère distinctif et peuvent contrarier l’entrée ultérieure d’une entreprise sur les marchés qu’elle cible. Anticiper l’extension ou le dépôt de marque à l’international permet d’accompagner les évolutions ultérieures de l’entreprise et de sécuriser l’image de ses produits et services et de ses marques auprès des clients avant même l’accès au marché.

Quels sont les options et outils de protection d’une marque à l’international ?

Lorsqu’une entreprise entend protéger sa marque à l’international, elle doit articuler le principe de territorialité avec les outils juridiques internationaux.

Voici les principales options :

A. Dépôt national (par ex. auprès de l’INPI) suivi d’une extension à l’international

Pour prendre le cas d’une entreprise opérant depuis la France, un premier dépôt peut être fait auprès de l’INPI. Ce dépôt, en vertu du principe exposé plus haut (1°), protège la marque seulement en France. Mais cet enregistrement peut servir de base à une ou plusieurs extensions internationales via des procédures ad hoc. Cet enregistrement premier (dépôt de base) permet de faire bénéficier aux marques « réflexes » déposées ensuite dans d’autres pays de la date du premier dépôt de marque, à condition d’être réalisé dans les six mois (« délai de priorité ») en vertu de l’article 4 de la Convention de l’Union de Paris (« CUP »). Le titulaire de ce droit de priorité peut déposer la marque dans tout autre pays membre de cette convention internationale (CUP) sans risquer de se voir opposer l’antériorité d’un dépôt intervenu entretemps. La CUP lie à ce jour 181 pays membres (source : wipo.com), dont la France, ce qui confère à ce droit de priorité « unioniste » une grande portée pratique.

B. Dépôt d’une marque de l’Union Européenne après de l’EUIPO

La demande de dépôt d’une marque de l’Union Européenne (MUE) est réalisée auprès de l’EUIPO (Office de l’Union Européenne pour la Propriété Intellectuelle). Elle présente des avantages et inconvénients par rapport aux autres options :

  • Avantages : un seul dépôt assurant la protection de la MUE selon un régime uniforme dans les 27 pays membres de l’Union ; les frais sont plus élevés que pour un seul dépôt national (par ex. auprès de l’INPI) mais moindres qu’un dépôt divisé entre chacun des pays ciblés ; contrairement à une marque internationale ou à des dépôts nationaux multiples, la MUE n’est pas divisible.
  • Inconvénient : si la MUE est invalidée (après son enregistrement par l’EUIPO) dans l’un des pays membres, cela peut affecter le dépôt dans l’ensemble de l’UE sachant qu’il s’agit d’un titre unitaire.

C. Dépôt d’une marque internationale en vertu du « système de Madrid » (OMPI)

Le « système de Madrid » permet un dépôt international centralisé traité par l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) : un seul dépôt de la marque dans plusieurs pays membres à la fois.

A partir d’un dépôt de base de marque dans un Etat membre du « système », le titulaire effectue une demande de marque internationale désignant les pays ciblés (en France, auprès de l’INPI, qui la transmet à l’OMPI), dans une seule langue et moyennant une redevance unique globale. L’OMPI enregistre cette marque, puis chaque office national désigné procède à un examen selon la loi de son pays. Il ne s’agit pas un titre unitaire : la marque internationale est divisible et équivaut à un ensemble de marques nationales déposées dans chaque pays désigné, pouvant être acceptées ou refusées pays par pays.

L’avantage de cette procédure est sa simplicité, sa souplesse et son économie : un seul dépôt auprès d’un « guichet unique » permet d’étendre la protection jusqu’à 131 pays, de moduler la protection dans chaque pays choisi et de faciliter les modifications et renouvellements grâce à une gestion centralisée par l’OMPI. En outre, en cas de refus dans un pays, les enregistrements dans les autres pays restent en vigueur, à la différence de ce qui se produit avec un titre « unitaire » (ex : MUE).

D. Les enregistrements de marque directs auprès des différents offices nationaux

L’ultime option examinée est un enregistrement pays par paysvia les offices nationaux compétents (ex : USPTO aux États-Unis, JPO au Japon, OAPI en Afrique, etc.). Le recours à cette option est utile si un pays dans lequel un dépôt est souhaité n’est pas signataire du « système de Madrid » (C) ou si une stratégie de dépôt sur-mesure s’impose eu égard à la situation. Cette option semble adaptée à des dépôts ciblés limités à quelques pays et permet de diviser les dépôts et de répartir les dates et coûts d’enregistrement selon l’évolution des besoins. Ses inconvénients sont des coûts plus élevés liés à la multiplicité des offices (absence de « guichet unique »), aux frais de traduction et éventuellement d’intervention de conseils voire de mandataires locaux, et une lourdeur administrative, sans parler de la durée des démarches, sachant que le facteur temps est dans certains cas déterminant.

Choisir une stratégie adaptée et cohérente

Dans tous les cas, il convient de définir la stratégie la plus adaptée à chaque situation, en prenant en compte le plan marketing de l’entreprise et les paramètres des options, en visant prioritairement les marchés importants en termes de développement et où l’entreprise compte exploiter sa (ou ses) marque(s) à court terme. Il faut aussi prendre garde aux régimes juridiques locaux et aux risques concurrentiels variables suivant les pays ou les zones géographiques ciblés.

Il est également envisageable de panacher ces options en fonction de la configuration. Exemple : commencer par un dépôt de base à l’INPI avant d’envisager une extension à l’international via le « système de Madrid », le dépôt d’une MUE et/ou d’autres dépôts « régionaux » pour les pays cibles non-membres du « système ». N’oublions pas que l’on peut aussi choisir de déposer des noms de marques ou des logos distincts en France et ailleurs dans le monde pour désigner un même produit ou service (stratégie de marque locale versus marque globale) – exemple : marque Lay’s en France et Walkers en Irlande et au Royaume-Uni désignant un même produit alimentaire.

L’essentiel est d’anticiper cette problématique et de la gérer avec cohérence afin de bâtir un portefeuille de marques adapté à son plan de développement et de permettre une défense internationale efficace des marques déposées, comme on le verra dans le prochain volet de l’article sur cette thématique.

Maître Guillaume LE LU
Avocat en droit de la propriété intellectuelle et des technologies numériques

[1] Ou dans le territoire où une « marque d’usage » (i.e. marque non-enregistrée) est utilisée, sachant que certains pays lui reconnaissent un caractère juridiquement protégeable (mais ce n’est pas le cas en droit français, sous réserve du cas particulier de la « marque notoire » : voir note 2).

[2] Sous réserve de la marque « notoire », c’est-à-dire largement connue (ex-type : Coca-cola), protégée même en l’absence de dépôt sur le territoire, en cas d’atteinte créant un risque de confusion (art. 6 CUP).

9 avr. 2025

Les droits de propriété intellectuelle liés aux œuvres générées par l’IA

Qu’est-ce que l’IA générative?

L’IA générative (IAG) permet la production, plus ou moins autonome, de contenus tels que des textes, images, vidéos, sons, codes, etc., par des systèmes informatiques recourant à des modèles avancés d’apprentissage automatique (tels que GAN ou GPT). Concrètement, grâce à cette technologie (le deep learning), on peut générer des algorithmes capables d’apprendre de manière autonome et de s’améliorer graduellement.  

Son usage est facilité par un accès massif aux données via Internet. Les contenus ainsi générés peuvent ressembler aux œuvres créées par des humains.

Se pose alors la question du caractère protégeable par des droits de propriété intellectuelle de créations produites à l’aide de « machines intelligentes » (ou plutôt de systèmes d’IA à usage général) et de la titularité des droits permettant leur exploitation.

Ces systèmes d’IAG requièrent l’utilisation massive de données existantes, parmi lesquelles des « œuvres de l’esprit » qui ne sont pas nécessairement tombées dans le domaine public. Ainsi, les concepteurs des technologies et les utilisateurs de l’IA peuvent se retrouver confrontés aux droits et revendications de tiers sur des œuvres qui ne sont pas « libres de droits ». 

Nombreux sont les secteurs et les acteurs du champ artistique, culturel ou intellectuel à être affectés par les progrès fulgurants des systèmes d’IAG à usage général et l’utilisation massive d’œuvres protégées par des acteurs aussi puissants qu’OpenAI, Google, Meta, etc. 

Les modes opératoires des modèles d’IA ne facilitent guère la transparence quant aux données utilisées ni l’exercice concret des droits de propriété par les créateurs et ayants droit. 

C’est à ces deux séries de questions que nous allons tenter ici de répondre, en nous bornant, compte tenu du format restreint de cet article, au seul droit d’auteur français

Les « contenus » générés par un système d’IA générative sont-ils protégeables par le droit d’auteur et, si oui, à qui appartiennent les droits sur de telles « créations » d’IA?

  • Un contenu généré par une IA peut-il être protégé par le droit d’auteur français?

En France, le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) ne protège par les droits d’auteur que des « œuvres de l’esprit », même si leur définition est assez large, puisque le genre, la forme, la destination et même le « mérite » (autrement dit la qualité ou la valeur) des œuvres sont indifférents (art.  L. 112-1 CPI) et que les logiciels sont eux aussi des œuvres de l’esprit (art. L. 112-2-13°) protégés par un régime proche du droit d’auteur classique.

Selon les critères jurisprudentiels, dès lors qu’elle est « originale » et exprime ou reflète la personnalité de l’auteur, l’œuvre est protégée dès sa conception (art. L. 111-1 du CPI).

La notion d’auteur y est centrale, ce qui laisse supposer qu’il s’agit d’un créateur humain. « La qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée. » (Art. L. 113-1 CPI). L’article L. 113-7 du CPI est encore plus clair : « Ont la qualité d’auteur d’une œuvre audiovisuelle la ou les personnes physiques qui réalisent la création intellectuelle de cette œuvre. »

Une création « sans auteur » relève d’un concept philosophique, littéraire ou artistique, mais non juridique, mais non juridique (1). D’après ces textes et la jurisprudence, la qualité d’auteur suppose un acte de création conscient et délibéré, résultant de « choix libres et éclairés ».

La réponse de la Cour de cassation n’est pas moins établie : les auteurs d’œuvres de l’esprit sont exclusivement des personnes physiques. Ne sauraient avoir cette qualité les « personnes morales » (Cass. Civ., 15 janvier 2015, n°13-23.566), du moins en tant que titulaires originaires des droits (puisque rien ne les empêche d’en être les cessionnaires et de les exploiter alors sous leur nom). Dès lors on ne voit pas à quel titre une « machine intelligente » ou d’un système d’IAG pourrait prétendre à la qualité d’auteur, du moins en l’état du droit en vigueur, la question de « l’autonomie » d’un algorithme inconscient étant indifférente pour décider de cette qualité d’auteur.

En outre, une machine ou un système d’IA ne saurait jouir d’aucun droit, puisqu’elle n’a pas de personnalité juridique, autrement dit aucune qualité pour jouir d’une hypothétique qualité d’auteur.

Pour autant, les contenus créés grâce à l’intervention d’une IA sont-elles protégeables?

Dès lors que peuvent être établis le rôle actif et les choix créatifs d’une personne douée de conscience dans le processus complet de création assisté par l’IA, rien n’empêche a priori de reconnaître la qualité d’œuvre de l’esprit à une telle création et d’en attribuer la paternité à l’auteur humain.   

À l’inverse, si un « contenu » est généré de façon totalement autonome par un système d’IA, sans aucune intervention humaine et créative, la réponse serait négative.

  • Qui est le titulaire des droits d’auteur sur les « créations » d’une IA générative?

Deux hypothèses sont envisageables :

  • Reconnaître la paternité de l’œuvre au concepteur du système d’IA générative ;
  • Reconnaître la paternité de l’œuvre à l’utilisateur de la « machine intelligente », eu égard notamment aux directives fournies à « l’IA » dans le processus créatif. 

En reprenant le critère du rôle actif et des choix créatifs de l’intervenant humain dans le processus de génération de contenus orignaux, et à condition qu’il puisse être établi par des traces conservées du travail créatif humain en amont et en aval de la production de contenus (dont les prompts et le travail postérieur à l’output), la protection par le droit d’auteur devrait pouvoir bénéficier aux utilisateurs d’un système d’IA.

Sur la base des mêmes critères, on voit mal comment le propriétaire ou le concepteur du système d’IAG pourrait revendiquer une qualité d’auteur de telle ou telle « œuvre de l’esprit » précise. 

Toutefois, rien n’empêcherait le propriétaire ou le concepteur d’être désigné comme le cessionnaire aux termes des conditions contractuelles de licence d’utilisation (contrat conclu celui-ci et les utilisateurs du système d’IA). Ces « licences » seront donc amenées à jouer un grand rôle dans les modalités d’exploitation concrètes des contenus générés ou dans les restrictions contractuelles apportées au droit de l’utilisateur d’exploiter, de reproduire, d’adapter ou de distribuer librement ces résultats.

Les propriétaires et utilisateurs de systèmes d’IA peuvent-ils utiliser sans autorisation les données ou œuvres de l’esprit existantes? À quelles obligations sont-ils soumis? 

Une autre grande question posée est celle du régime juridique des données d’entraînement des systèmes d’IA générative ou de la reprise, par des œuvres générées automatiquement par l’IA, d’éléments d’œuvres préexistantes protégées.

Aux termes de l’article L. 122-4 du CPI, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque. »

Ainsi, une autorisation des titulaires de droits d’auteur est requise pour toute utilisation. 

Toutefois, une exception légale pour « la fouille de textes et de données » a été créée (art. L. 122-5-3 CPI). Des copies ou reproductions numériques d’œuvres peuvent être réalisées sans autorisation des auteurs en vue de telles fouilles s’il y a été accédé de façon licite et si elles sont menées à des fins de recherche scientifique et par certains organismes. De plus, et cela va plus loin, toute personne est en droit de reproduire numériquement des œuvres pour des fouilles de textes et de données, y compris pour un motif étranger à la recherche scientifique, sauf si l’auteur s’y est opposé

Pour autant, toute reproduction des contenus des bases de données accessibles n’est pas permise

L’Autorité française de la Concurrence vient ainsi de condamner des sociétés du groupe Google au paiement d’une sanction de 250 millions d’Euros pour n’avoir pas respecté des engagements obligatoires concernant les modalités d’application de la loi n°2019-775 du 24 juillet 2019 établissant un droit voisin au bénéfice des agences et des éditeurs de presse (ADLC, Décision du 15 mars 2024 – 24-D-03).

En pratique, ces droits sont, à ce jour, peu respectés par les fournisseurs de modèles d’IA, même si l’on commence à observer des accords conclus entre certains d’entre eux et des titulaires de droits, notamment dans le secteur de la presse (2).

Mais les ayants droit commencent à donner de la voix, et, peu à peu, à se faire entendre. 

Ainsi, à la suite du Sommet pour l’IA qui s’est tenu à Paris en février 2025, un groupe d’auteurs et d’éditeurs représentés par trois syndicats, dont le Syndicat National de l’Édition, vient d’annoncer avoir assigné META devant le tribunal Judiciaire de Paris. Sur quelle base légale ? La contrefaçon et le « parasitisme économique » liés à l’utilisation non autorisée et non rémunérée de centaines de textes français protégés par le droit d’auteur afin d’entraîner son modèle d’IA.

En outre, si une œuvre générée par l’IA reprend des éléments essentiels d’une œuvre pour créer une nouvelle œuvre, autrement dit une « œuvre composite » ou dérivée, au sens de l’article L. 113-2 du CPI, une autorisation préalable de l’auteur de cette œuvre préexistante dont elle est tirée est impérative (art. L. 133-4 CPI), du moins avant toute communication au public (Cass. Civ. 1ère, 17 novembre 1981).  

En cas de violation de ces droits, le contrevenant s’expose à une action en contrefaçon des tiers concernés, avec des mesures d’interdiction et des dommages-intérêts, sans compter d’éventuels recours au droit pénal.  

Les concepteurs et utilisateurs de l’IA générative seraient avisés de se montrer prudents et de vérifier si des oppositions ont été émises par les titulaires des droits avant d’utiliser des données privées ou de solliciter des autorisations ou des licences d’exploitation des auteurs d’œuvres préexistantes en cas de reprise d’éléments dans une œuvre nouvelle.

Maître Guillaume LE LU

Avocat en droit de la propriété intellectuelle et des technologies numériques

Notes / références :

(1) Ce genre de considérations n'a pourtant pas empêché le Parlement européen d'adopter, le 16 février 2017, une invraisemblable résolution présumant une évolution des règles du droit civil destinées à accueillir en majesté les créations par des "machines intelligentes", en se référant dans ses "considérants" au Frankestein de Mary Shelley, au Golem de Prague ou au robot de Karel Capek... preuves du plus grand sérieux des réflexions menées.

(2) On pourra citer par exemple en ce sens l'accord conclu en 2024 entre le groupe Le Monde et la société américaine OpenAI.  




30 déc. 2024

LA PROTECTION DU SAVOIR-FAIRE PAR L'ACCORD DE CONFIDENTIALITE (NDA) : UN ENJEU STRATEGIQUE POUR LES ACTIFS INCORPORELS DE L'ENTREPRISE

En 2023, une affaire avait fait grand bruit en Asie : un ingénieur, qui avait travaillé pour le géant sud-coréen Samsung, a été inculpé en Corée pour « vols de secrets commerciaux », accusé d’avoir dérobé des plans d’usines et des secrets de production pour construire une fabrique de puces mémoires en Chine. Un fait qui a pris l’allure d’une affaire d’Etat dans un contexte de concurrence féroce avec le voisin chinois sur le marché des semi-conducteurs. Ce « fait divers » économique illustre l’importance de la protection juridique du savoir-faire pour les entreprises. Quels sont les outils et la stratégie pour se prémunir des atteintes des concurrents ? 

Qu'est-ce que le savoir-faire ? 

Le savoir-faire, considéré comme une innovation technologique ou commerciale substantielle non-brevetable ou non-brevetée et ayant une valeur commerciale, ou plus étroitement comme « une connaissance technique, transmissible mais non immédiatement accessible au public et non-brevetée » (Jean-Marc Mousseron, Le know-how, JCP E 1972, supplément 1), constitue un actif incorporel essentiel afin de maintenir un avantage concurrentiel sur un marché et de valoriser une entreprise.

Plus encore que sur sa nature et sa substance, toute définition insiste sur un caractère essentiel de sa valeur commerciale et financière : son caractère secret.

C’est d’ailleurs une condition de sa protection en tant que « secret des affaires », aux termes des articles L. 151-1 et suivants du Code de Commerce (Loi n°2018-670 du 30 juillet 2018 issue de la transposition de la Directive UE 2016/943 du 8 juin 2016).

On assimile parfois (par abus de langage) ce savoir-faire à un « secret de fabrique » constituant l’essentiel de la valeur d’une entreprise (par exemple, un algorithme de fixation des prix d’un service comme Google Ads : voir CA Paris, Pôle 1, Ch. 8, 13 septembre 2024, n°24/01498). Il ne faudrait toutefois pas confondre ce savoir-faire avec le secret de fabrique visé à l’article L. 621-1 du Code de la Propriété Intellectuelle, dont le détournement peut entraîner l’application des sanctions pénales prévues à l’article L. 1227-1 du Code du Travail (2 ans de prison et 30 000 Euros d’amende). D’interprétation stricte, la jurisprudence le définit comme un « procédé technique industriel », ce qui ne recouvre pas tous les savoir-faire que nous évoquons dans cette note et qui sont susceptibles d’être protégés juridiquement par d’autres voies que le droit pénal (même s’il ne faut pas nécessairement l’exclure). Pris dans un sens plus large, nous retenons du savoir-faire la définition générale qu’en donnait le Professeur Jean-Marc Mousseron, à savoir « un ensemble d’informations pour la connaissance desquelles une personne désireuse de faire des économies d’argent et de temps est prête à verser une certaine somme (…) », qui sous-tend l’acception technologique ou non technologique donnée plus haut en introduction.     

Comment protéger des actifs incorporels non protégés par un titre de propriété intellectuelle ?

Rappelons tout d’abord qu’aucun droit privatif ne peut porter sur une innovation non brevetée ou couverte par un certificat d’utilité reconnu par l’autorité publique : seul un titre de propriété industrielle confère à l’inventeur ou au déposant titulaire des droits un monopole d’exploitation sur l’innovation (cf. Frédéric Pollaud-Dulian, La Propriété Industrielle, 2e Éd., n°871 et s.). Or, les découvertes scientifiques, « créations esthétiques », concepts, méthodes mathématiques, plans, principes et méthodes commerciales ou méthodes en matière de jeu ou d’activités intellectuelles, les « présentations d’informations » ainsi que les « programmes d’ordinateur » ne sont pas protégeables par un brevet (article L. 611-10-2° du Code de la propriété intellectuelle), même s’il s’agit là d’innovations de très grande valeur commerciale.

En l’absence de droit de propriété intellectuelle, il existe un grand risque de perte de l’avantage concurrentiel et de la valeur de l’innovation, compte tenu de la concurrence accrue à l’échelle mondiale et des risques inhérents à la cybercriminalité et à l’espionnage industriel, alors que les investissements consacrés à la R&D peuvent être substantiels ou que l’innovation en est encore au stade du test, du financement ou du lancement commercial.

Quels sont les modes de protection envisageables en dehors du brevet ?

Il existe d’autres modes de protection qu’un brevet ou certificat d’utilité pour réduire les risques d’atteintes au savoir-faire et de concurrence illicite ou de parasitisme économique des innovations ou des produits et services résultant de l’innovation, en particulier :

- le droit des marques (art. L. 713-1 et s. CPI),

- les dessins et modèles (art. L. 511-1 et s CPI),

- ou encore le droit d’auteur qui peut permettre de protéger par exemple les « créations esthétiques », des « présentations d’informations » formalisées de manière originale (art. L. 111-1 et s. CPI), ou encore des bases de données (art. L. 112-3 CPI) et des logiciels (art. L. 122-6 CPI), expressément exclus de toute protection par un brevet.

Mais ces alternatives légales, si elles constituent un excellent complément d’un savoir-faire technique ou commercial (la marque en matière de franchise en est l’exemple type : voir par exemple : CA Paris, 16 mai 2013, n°12/16960 à propos d’un contrat de transmission au franchisé d’un savoir-faire technique et commercial associé à la mise à disposition d’une marque commerciale dans le domaine de la boulangerie) ne suffisent pas, à eux seuls, à protéger un savoir-faire. 

Le droit des marques ne protège que des signes distinctifs liés à certains types de produits et services, les dessins et modèles que l’apparence des produits et le droit d’auteur que la forme ou l’expression originale des créations mais ni les concepts ou les méthodes ni l’idée sous-jacente ou le contenu d’une création originale ou d’une connaissance, même innovante. 

Ainsi, par exemple, à la différence de son code source, les fonctionnalités d’un programme d’ordinateur ne bénéficient pas d’une protection légale contre la contrefaçon en application du droit d’auteur, la jurisprudence considérant que celles-ci « ne correspondent qu’à une idée » (voir Cass. Civ. 1, 13 décembre 2005, n° 03-21.154).

En effet, en droit de la propriété intellectuelle, les idées sont, selon l’adage consacré, « de libre parcours ». Ce qui signifie que chacun peut licitement se les approprier afin de concevoir des innovations et des produits et services destinés à concurrencer l’auteur de découvertes ou de concepts innovants antérieurs, ce que la jurisprudence rappelle de manière constante (voir par exemple Cass. Civ. 1, 22 juin 2017, 14-20.310 : « les idées étant de libre parcours, le seul fait de reprendre, en le déclinant, un concept mis en œuvre par un concurrent ne constitue pas un acte de parasitisme »). 

Cette liberté de la concurrence s’explique également par l’application du principe général de la « liberté du commerce et de l’industrie » (principe de valeur constitutionnelle).

La protection légale du « secret des affaires » contre les atteintes illicites

Ce n’est que par exception à ces principes de liberté que la Loi n°2018-670 du 30 juillet 2018 sur la protection du savoir-faire et des informations commerciales par le secret des affaires a consacré une protection légale du savoir-faire à la condition qu’il soit protégé par des « mesures de protection raisonnables », autrement dit efficaces et suffisantes, compte tenu du contexte et de la nature de l’information protégée (« compte tenu des circonstances ») « pour en conserver le caractère secret » (art. L. 151-1 Code de Commerce).

Ce statut de « secret des affaires » du savoir-faire et de certaines informations commerciales leur garantit en effet une protection de base contre les atteintes illicites par des tiers, telles que notamment : l’obtention, la divulgation ou l’utilisation non autorisée par leur détenteur légitime, la production, l’offre, la mise sur le marché, ou encore l’importation, l’exportation ou le stockage de « tout produit résultant de manière significative d’une atteinte au secret des affaires » (cf. art. L. 151-5 et 151-6 Code de Commerce).

Une réserve importante : le détenteur légitime d’un secret des affaires ne pourra se prémunir contre l’obtention d’une connaissance ou d’un secret technique ou autre par des moyens licites, même lorsqu’elles recouvrent son propre savoir-faire. Ce qui démontre qu’il ne jouit nullement d’un droit de propriété ou d’un monopole d’exploitation sur ce savoir-faire et ses connaissances secrètes, mais seulement d’une protection « minimale » contre les modes d’obtention illicites et les divulgations et utilisations non-autorisées. Les modes licites d’obtention d’un secret sont définis à l’article L. 151-3 du même Code comme :

- « Une découverte ou une création indépendante ;

- L’observation, l’étude, le démontage ou le test d’un produit ou d’un objet qui a été mis à la disposition du public ou qui est de façon licite en possession de la personne qui obtient l’information, sauf stipulation contractuelle interdisant ou limitant l’obtention du secret.»

La « rétro-ingénierie » des produits est donc un risque à prendre en compte par le détenteur légitime du savoir-faire, et la réserve d’une stipulation contraire milite en faveur des clauses contractuelles visant à protéger la confidentialité du savoir-faire et à restreindre ou interdire le reverse engineering, afin de limiter les risques de reproduction d’innovations ou de «parasitisme économique ».

Le détenteur légitime du savoir-faire illicitement divulgué ou détourné peut recourir à un arsenal de mesures préventives, défensives et réparatrices adaptées à ces types d’atteintes illicites au patrimoine incorporel. Elles s’inspirent des sanctions et mesures prévues en cas d’atteinte à des droits de propriété intellectuelle (art. L 152-1 et s. Code de Commerce). Les armes du détenteur légitime d’un secret d’affaires surpassent ainsi nettement celles prévues par le droit commun et la jurisprudence en cas d’actes de concurrence déloyale ou de parasitisme économique, réparés sur le fondement de la responsabilité civile délictuelle (article 1240 du Code Civil). 

Néanmoins, les recours et mesures prévus en cas d’atteintes illicites ne sont pas assimilables à l'action en contrefaçon et les droits du détenteur ne lui confèrent aucun titre de propriété intellectuelle ou industrielle. Il s’agit d’une action en responsabilité civile délictuelle, laquelle suppose, outre la démonstration du caractère secret et substantiel et valorisable du savoir-faire, celle d’une atteinte illicite, d’un préjudice matériel et/ou moral et d’un lien de causalité entre les préjudices et les manquements allégués à l’encontre du ou des tiers poursuivis.

Pourquoi conclure un accord de confidentialité ou « NDA » ?

D’où le caractère essentiel, et même indispensable, de conclure des accords de confidentialité afin de permettre à l’entreprise détentrice d’un savoir-faire de valeur :

- de s’assurer que le savoir-faire répondra bien à la qualification de « secret des affaires », entraînant une protection légale accrue en vertu de la loi du 30 juillet 2018 ;

- d’étendre au besoin la notion de savoir-faire ou d’informations commerciales protégées ;

- de renforcer la protection offerte par la loi sur le « secret des affaires », notamment au moyen de clauses de pénalité en cas d’atteintes (violation d’une obligation) ;

- de conserver la preuve de la mise en œuvre de « mesures de précaution raisonnables » (…) pour (...) « conserver le caractère secret » du savoir-faire (art. 151-1 C. Com. précité).   

L’accord de confidentialité ou de « non-divulgation », s'impose donc comme un outil juridique absolument indispensable afin de protéger le capital immatériel issu de l’innovation.

Qu’est-ce qu’un accord de confidentialité ou « NDA » (Non-Disclosure Agreement) ?

Souvent désigné en pratique par l’anglicisme « NDA », l’accord de confidentialité est un contrat (ou un acte unilatéral) engageant une, deux ou une multiplicité de parties à garder secrètes et à ne pas réutiliser les informations définies comme confidentielles autrement qu’aux fins et pour la durée limitée définies dans l’accord. 

Lorsque plusieurs parties (et non une seule) ont intérêt à protéger le secret des connaissances constitutives d’un savoir-faire ou d’actifs immatériels afin de permettre la mise à disposition de renseignements économiques ou techniques de valeur sans risquer leur divulgation, il est bilatéral. Dans le cas contraire, il peut être unilatéral (les obligations de confidentialité n’engagent qu’une seule partie signataire).

Les engagements d’un NDA ne se recoupent pas avec l’obligation de confidentialité mentionnée à l’article 1112-2 du Code Civil qui n’est qu’un rappel de la possibilité pour une partie d’engager la responsabilité délictuelle d’une autre en raison de la divulgation déloyale de renseignements obtenus par cette dernière « à l'occasion des négociations » (ex : des pourparlers avant contrat).

L’intérêt de conclure un accord de confidentialité est qu’il engage la responsabilité contractuelle de la partie fautive et que les obligations de non-divulgation prévues s’étendent à toute la durée fixée dans l’accord, donc souvent bien au-delà de la durée prévue pour les échanges ou la divulgation d’informations entre les parties, afin d’en protéger le secret vis-à-vis des tiers quand les parties ont cessé leurs relations commerciales ou leur collaboration.

Il couvrira de nombreuses situations, c’est-à-dire toutes les fois qu’un tiers risquerait d’être mis en contact avec les éléments d’un savoir-faire ou des informations commerciales confidentielles, par exemple : partenariats commerciaux ou techniques, collaboration salariée ou non (même bénévole), sous-traitance, cotraitance, conseil, prestations de services, pourparlers avec des investisseurs ou de futurs actionnaires, pactes d’associés, etc.

La conclusion d’un « NDA » est un préalable indispensable à toute discussion avec des tiers pour le détenteur d’un savoir-faire et/ou d’informations commerciales stratégiques, ne serait-ce, par exemple, que parce que la perte de la nouveauté en raison de la divulgation non limitée par un NDA empêcherait le dépôt ultérieur d’un brevet pour une innovation non encore brevetée mais potentiellement brevetable (art. L. 611-11 CPI : « Une invention est considérée comme nouvelle si elle n’est pas comprise dans l’état de la technique », lequel « est constitué par tout ce qui a été rendu accessible au public avant la date de dépôt de la demande de brevet par une description écrite ou orale, un usage ou tout autre moyen. »)

Quelles sont les formes et les « clauses essentielles » d’un accord de confidentialité ?

L’accord de confidentialité peut prendre en pratique des appellations et formes diverses : engagement séparé, annexe à un contrat ou clauses au sein d’un accord plus vaste, mais il doit dans tous les cas être écrit et comporter, pour être efficace, un certain nombre de clauses essentielles. Parmi celles-ci, on pourra citer notamment :

- Les définitions des informations et du savoir-faire objets de l’accord ;

- Les destinataires autorisés à accéder aux informations et au savoir-faire et leur obligation de signer au préalable des « clauses miroir » ;

- Les obligations de la ou des parties dans la sécurisation des données sensibles, les interdictions de divulgation et les conditions et restrictions d’accès et d’utilisation des données confidentielles ;

- La durée au-delà de laquelle l’utilisation des éléments protégés est interdite et les obligations de restitution ou de destruction des informations au terme de l’accord ;

- Les sanctions en cas de violation d’obligations de confidentialité, en particulier la clause de pénalité financière d’un montant dissuasif ;

- Les exceptions (cas dans lesquels l’information est considérée comme publique et « libre de droits »).

Outre son intérêt pédagogique, la supériorité du « NDA » sur la seule protection légale par le « secret des affaires » et a fortiori sur le droit commun de la responsabilité civile pour concurrence déloyale ou parasitisme est que la violation d’une obligation de non-divulgation stipulée engage la responsabilité contractuelle du débiteur de l’obligation de confidentialité, le plus souvent sur la base d’une obligation de résultat (art. 1231-1 C. Civil). Cela facilitera la preuve des atteintes illicites au savoir-faire protégé et permettra de sanctionner et réparer plus vite et efficacement le préjudice en cas d’atteinte constatée, tout en jouant un rôle préventif essentiel, notamment par le jeu de la clause pénale (voir en détail ci-dessous).

Focus sur la clause de pénalité applicable en cas de violation des obligations du NDA 

L’objet des clauses de pénalité est à la fois de prévenir les atteintes par une sanction pécuniaire dissuasive (en rendant le coût d’une violation des obligations de confidentialité trop élevé pour qu’un débiteur puisse être tenté de divulguer ou détourner le savoir-faire protégé) et en cas d’atteinte de faciliter la réparation des dommages. La pénalité financière stipulée présentant un caractère forfaitaire et automatique (elle sera applicable « de plein droit »), elle jouera dès que la violation d’une obligation quelconque sera constatée. Le juge sera lié par les termes utilisés, d’où l’intérêt de soigneusement rédiger cette stipulation.

Si tel est le cas, le créancier de l’obligation de confidentialité n’aura pas besoin d’établir un lien de causalité ni le quantum de son préjudice, ni même la matérialité du dommage pour réclamer et obtenir, si nécessaire en justice, l’application de la clause et le versement à première demande de la pénalité financière prévue. Il suffira de suivre à la lettre les modalités convenues.

Mais le détenteur du savoir-faire devra prendre garde à bien formuler la clause et à prévoir une réparation forfaitaire suffisante, car, eu égard à la nature juridique de la clause pénale, la jurisprudence l’interprète comme un plafond de responsabilité et interdit de cumuler la pénalité forfaitaire avec des dommages et intérêts réparant le même dommage (ex. : CA Agen, 20 août 2003, n°01/1687). Des dommages et intérêts supplémentaires peuvent toutefois être obtenus s’ils visent à réparer un « préjudice distinct » de celui indemnisé par la pénalité financière stipulée (jurisprudence constante : cf. Cass. Civ. 1, 12 février 1964 : Bull. Civ. I, n°82 ; Cass. Com., 12 juillet 2011, n°10-18.326 ; Cass. Civ. 3e, 17 mars 1993, n°91-13.634). Il convient donc pour le détenteur de prendre en compte cette quasi-interdiction de cumul dans la rédaction de la clause afin de ne pas se priver d’une réparation suffisante des préjudices économiques et immatériels, qui peuvent être importants mais difficiles à évaluer.

Les limites de l'accord de confidentialité et la nécessité d’une politique de défense active et passive du savoir-faire stratégique des entreprises.

Malgré ses très nombreux atouts, un accord de confidentialité n’est pas une garantie absolue du maintien du secret d’un savoir-faire protégé. Il vaut donc mieux pour les entreprises s’entourer des conseils et services d’un avocat d’affaires expert en propriété intellectuelle et droit des technologies de l’information et communication et de la protection des actifs immatériels afin de définir avec lui les meilleures mesures de protection pratiques, techniques et juridiques et la meilleure stratégie de protection et de défense, le cas échéant judiciaire, de son savoir-faire et de ses informations stratégiques vis-à-vis des risques ou atteintes illicites internes ou externes. 

Parmi ces mesures, on peut citer l’élaboration de sanctions dans les règlement intérieur et de chartes informatique, éthique et « IA » et d’annexes aux contrats de travail, de partenariat et de sous-traitance, conditions générales, etc., le dépôt d’enveloppes Soleau ou e-Soleau, la mise en place de procédures internes de classification et de restrictions d’accès techniques, physiques et informatiques aux données sensibles, la sécurisation des données numériques et du « Cloud », la désignation d’un délégué spécial à la préservation des données sensibles, les informations et formations systématiques du personnel et des intervenants extérieurs, etc. 

Il faut d’autant plus y être attentif que c’est une condition du maintien de la protection légale d’un savoir-faire et que les tribunaux pourront se montrer exigeants, voire sévères avec son détenteur s’il néglige de se protéger en justice contre des atteintes ou des risques (voir en ce sens par ex. : CA Paris, Pôle 5, Ch. 5, 1er avril 2021, n°18/22373). Ceci l’oblige à veiller sur ses actifs incorporels et informations stratégiques avec la mise en place de process adaptés et régulièrement mis à jour et à lancer au besoin des actions en justice préventives ou curatives en cas d’atteintes illicites ou de risques avérés (par exemple, en cas de cyberattaques ou d’utilisation par des concurrents).

En résumé

Le « NDA » doit être vu comme un élément essentiel mais non suffisant d’une stratégie globale de protection des actifs incorporels incluant le savoir-faire et les connaissances stratégiques, à mettre en place et à actualiser en fonction des évolutions technologiques et économiques au moyen de mesures organisationnelles, techniques et juridiques diversifiées. En classifiant les informations sensibles, en anticipant les différents niveaux de risques, en se défendant vigoureusement et en s'entourant d'experts juridiques compétents et aguerris, les entreprises peuvent préserver leur patrimoine immatériel essentiel et consolider leur valorisation et leurs avantages concurrentiels dans un environnement économique et numérique mondialisé en constante évolution.

N'hésitez pas faire appel à nous si vous avez des questions juridiques ou des besoins pratiques concernant la protection de vos actifs incorporels. 

Guillaume LE LU

Associé fondateur du cabinet KOBALT (Aarpi)